jeudi 21 février 2008

La toticulturalité du JIPTO


"Notons en passant que les enfants intellectuellement surdoués se font remarquer par un goût particulier pour le passage aux extrêmes (R.Pagès, 1998), aux concepts et aux propositions extrêmes qu’on peut appeler les acrologons (acro- : extrême; - logon : notion). C’est ce que nous étudions avec Pélagie Papoutsaki. Le concept du tout est, comme chaque passage à la limite, chaque extrémisation, la source de paradoxes et de difficultés (cf. Kant, dialectique de la raison pure, 1781) qu’il faut apprendre à traiter. Ce passage aux extrêmes (limites, totalités, infinités) produit aussi fréquemment des concepts intrinsèquement contradictoires (criticologons) : c’est aussi ce que nous étudions par ailleurs et plus spécialement avec Taoufic Boubaker. La façon de repérer et de traiter ces concepts nous paraît d’autant plus importante que la psychologie des objectifs, finalités ou idéaux rencontre fréquemment ces conceptions extrêmes. Là encore ces complications conceptuelles concernent les enfants qu’on peut appeler rationnellement surdoués et, en bref, surrationnels, qui sont une variété très importante de surdoués, mais non la seule. Elles peuvent entraîner, si elles ne sont pas bien gérées, une vulnérabilité particulière à des idéologies métaphysiques plus ou moins ésotériques. Ces risques ont été abordés dans une conférence au récent Colloque de Lille sur le surdouement (R. Pagès, 1998).
Ce sont là d’autres significations de TO qui ne sont que des explications de la présentation et de pratique de ce système de jeu, sous-tendu par les idées culturelles sous-jacentes aux possibilités mentionnées. Il cherche à reprendre en particulier des éléments mythologiques, en partie abstraits ou décoratifs, comme chez Musulmans iconoclastes bien que les Yakoutes ne sont pas musulmans. Mais il est aussi iconique, figuratif avec la flore et la faune, surtout la faune, et les représentations anthropomorphiques. La mythologie véhicule à travers l’art, et de façon vigoureuse, des traces religieuses traditionnelles, comme c’est le cas des sculptures miniaturisées dans les pions ou les oeuvres plastiques à deux dimensions sur les panneaux ou les tapis du jeu.
Autrement dit, l’encyclopédisme s’analyse ici comme celui des axes mêmes de toute culture, qui forment l’armature de son organisation. Car cette armature consiste en plusieurs axes. Elle comporte l’axe cognitiel. On ne l’appellera pas cognitif, car il rapporte aussi bien à la cognition (pôle cognitif) qu’à l’anticognition (pôle anticognitif). Cette fonction est toujours fort active et généralement méconnue comme telle dans toute culture : les scientifiques de certaines sciences humaines répugnent souvent à étudier le fonctionnement irrationnel ou antirationnel du psychisme. Ils font parfois comme si l’objet d’étude était intellectuellement contagieux pour le chercheur, comme si l’étude des passions (et de toute l’affectivité) -pourtant jadis entreprise biosocio-psychologiquement par Descartes (1649)- était elle-même passionnelle, irrationnelle et donc contaminatrice et hors de propos. Elle est au contraire centrale et scientifiquement purificatrice, authentiquement cathartique (Jean-Didier Vincent, 1985). Elle renvoie à l’art ce qui, dans l’élaboration conceptuelle, n’est plus objet de foi.
Complémentairement Nicolas Boileau, catholique, mais pas mystique, proscrivait, dans des vers curieusement et outrageusement prosaïques, et cela en pleine Contre-Réforme, le principe même d’un art religieux : «De la foi d’un chrétien les mystères terribles / D’ornements égayés ne sont point susceptibles» (Boileau-Despréaux, 1674). Il renvoyait à la foi ce dont il pensait que ce n’était pas de la compétence de l’art, et il interdisait d’art ce qui relevait de la foi, dans un vrai purisme touchant cette dissociation. C’était déjà une sorte de laïcisme : la séparation de l’Eglise et de la poésie. Au contraire, le renvoi des contenus de culte, rite et mythe, à l’art, satisfait la résistance au réel (l’anticognition) sans exiger la foi dans les contre-parties que cette résistance engendre. Il entraîne autour du jeu tous ces aspects transférés, éventuellement fantastiques, à la rescousse des exercices stratégiques formels du jeu.
L’interdit de Boileau à l’égard du merveilleux chrétien se justifiait de façon, en quelque sorte, officielle, par la nécessité de ne pas travestir ou altérer l’Ecriture Sainte. «Et de nos fictions le mélange coupable / Même à ses vérités donne l’aire de la fable», dit-il au même endroit. Ses vérités : celle de l’Ecriture, naturellement. Ce qui paraît clair, c’est que Boileau se soucie beaucoup moins de protéger la religion que de satisfaire sa passion à lui et celle de bon nombre de ses amis : la passion du vrai, celle de son ami Molière exprimant dans Tartuffe (1664) et contre tous les tartuffes imposteurs ou bandits : c’est bien là une passion aussi. Moderne malgré lui, dans la querelle passionnée des Anciens et des Modernes, Boileau combattait plutôt le fantastique thaumaturgique de Desmarets de Saint-Sorlin et son Clovis ou la France chrétienne (1657), caricature involontaire de Virgile (Enéide) qu’il ne combattait un Perrault, moderniste certes, mais attiré par les Contes de ma Mère l’Oie i.e. des mythes désaffectés comme les mythes païens antiques. Ces chassés-croisés de la pensée dans la Querelle qui auraient pu rapprocher Boileau, en tant que réaliste, de Fontenelle ne pouvaient se résoudre que par l’effondrement des orthodoxies religieuses au XVIIIème siècle. Seul l’effondrement voltairien et révolutionnaire a permis une authentique relance de la poésie, épique et fantastique (e.g. V. Hugo, 1859) dans une perspective de néoreligion, de religiosité innovatrice, et nullement de révélations inaltérables et conservatrices. C’est une différence de conjoncture religieuse entre la Contre-Réforme triomphante chez Louis XIV et la crise de toutes les religions orthodoxes au XIXème siècle (V. Hugo, 1880) qui fait l’absurdité de la reprise des exclusives littérales de Boileau par un Ferdinard Brunetière (1905) qui croyait pouvoir frapper des interdits de Boileau la Légende des Siècles («Booz endormi», ou «le sacre de la femme») et même Chateaubriand ou Lamartine.
Ces quelques aperçus historiques ont semblé utiles pour comprendre l’insertion moderne et joyeuse d’un jeu d’aspect logico-expérimental, déjà fortement implanté dans la recherche mathématique et organisé en réseau international du développement technique d’un produit en utilisant toutes les ressources de la communication : cette expansion n’en est pas moins plongée dans toute une affabulation issue d’un folklore, i.e. d’une légende populaire très prégnante et puissante.
A lire les textes qui accompagnent la diffusion du JIPTO, on ne manque pas d’être frappé par l’importance attachée au monument épique yakoute que constitue Olonkho, récit des faits et gestes du paladin Niourgoun l’impétueux, ou Niourgoun l’Eclair. L’épithète est voisine de celle du bouillant d’Achille d’Homère (Iliade). Comment ancrer la culture technoscientifique, dont le sigle JIPTO est si proche, dans la culture épique populaire ? Cette question est d’autant plus opportune que l’épopée traite bel et bien de leçon perpétuelles et universelles, éminemment pertinentes à toute réflexion sur les jeux. La bénédiction du Paladin Niourgoun l’Eclair par des anciens (familiaux) est à la gloire du vainqueur dans les combats et les joutes dont on peut faire l’apologie. Mais on y affirme avec non moins de vigueur, sinon plus, l’obligation d’aménité et de modération du vainqueur (Olonkho, in République Sakha, 1977, pp. 16-25). Traduction proposée :

O toi l’inégalable en force et en valeur
N’en viens jamais à humilier tes inférieurs
Ne fais pas qu’ils se croient victimes de pillage.
A répandre sur eux les coups et les outrages
Le mal qui s’ensuivra au gré des quatre vents
Portera le malheur sur tous tes descendants
Et le cuisant remords sera leur héritage
Tout en malédiction transmise d’âge en âge.
(Extrait de l’épopée yakoute Olonkho. Adaptation d’après les traductions, en anglais et en français).

L’abus des positions dominantes dans les compétitions empoisonne le climat affectif sociétal et s’inscrit dans une mémoire et un ressentiment historique durables. Naturellement, cette leçon de sagesse, choisie par les auteurs Yakoutes, nous intéresse d’autant plus à cause de ce choix, même si une étude poussée doit recourir à l’œuvre d’ensemble (Yankel Karro, 1994). L’épopée, et c’est son rôle encyclopédique initial, est à la fois poétique (artistique, esthétique), cognitive, garante d’une chronique réputée véridique et de savoirs multiples, et elle nourrit l’action de régulations et de normes.
Autrement dit le traitement de l’axe cognitiel nous oblige d’emblée à reconnaître que les axes distincts sont une abstraction qui consiste à poser les axes comme s’ils étaient toujours présents à la conscience des agents culturels. La dissociation des axes fonctionnels et la reconnaissance de la différence de leurs fonctions sont elles-mêmes des processus historiques longs, difficiles, critiques (?) inégalement partagés dans les populations.
Ces problèmes et processus ont bel et bien été semblables à ceux de la culture scientifique émergente dans deux ou trois premiers siècles de la surrection technoscientifique en France. Le pari de Pascal, aux sources du calcul des probabilités mais aussi de la mystique infinitiste, est intervenu dans un milieu truffé de libertins grands amateurs de jeu et associant hasard et stratégie mais aussi de solitaires à la piété exaltée (la sœur de Pascal et le Port-Royal des Jansénistes). On observe donc ce renvoi en miroir des structurations culturelles, dans les civilisations en cours de modernisation, par le triple dégagement de la connaissance scientifique, de l’art allégé de ses préoccupations cognitives et morales traditionnelles et de l’action alimentée par les autres fonctions, en savoir et en inspiration, et qui engendre ses savoir-faire. Obtenu par analyse abstraite de l’implicite ou déjà manifeste dans l’organisation institutionnelle voici quelques aspects de partage fonctionnel.
L’axe esthétique croise dans la culture l’axe cognitiel : l’art plastique s’y condense ou s’y épanouit, en corrélation avec l’apport poétique qui s’y inclut. Ce que signifie la fonction esthétique la plus épurée, c’est la limitation provisoire de la pensée à la sensibilité appréciative du charme, excluant, de soi, avec l’engagement affectif fort, le jugement, la volonté et même les attitudes pour ou contre ; c’est le maintien en suspens au niveau du senti qui crée une sorte d’enchantement momentané de la pensée autour de toutes les autres fonctions culturelles. Et cela dans des processus où la poésie pure (verbal) est plus rare sans doute que la musique pure dans un tissu culturel toujours mêlé.
Croisé aux autres, un axe d’action intervient à son tour dans la structure culturelle. Il est rendu possible par l’investissement affectif, la saisie du réel et l’interaction volontaire et déterminée avec lui. Ceci intègre la connaissance sans s’y réduire et en faisant sa part à l’art.
On peut ajouter que la texture culturelle s’articule à son tour à ce trièdre d’axes largement implicites. Elle définit : des qualités d’acte fonctionnellement quelconque (cognitif ou anticognitif, esthétique ou non) qui varient, de l’ébauche fruste, aux plus minutieux raffinements ; des qualités de matières ou d’ouvrages des plus dures aux plus malléables. La texture est ainsi constituée par le croisement du degré d’élaboration (finesse) avec la consistance (molle, douce ou dure).
Ces caractères culturels trouvent une large place pour caractériser l’ensemble et le détail des dispositifs et de la conception du JIPTO et de tout système de jeu ou de travail, cognitif, esthétique ou pratique qui serait malléable et ductile ou rigide, inflexible; et d’autre part, capable d’autant de simplicité et d’autant l’élaboration.
La toticulturalité qui peut se définir ou se jalonner grossièrement par le système de cinq variables proposé ici, s’implique point par point dans ce système de jeu. La richesse des conceptions y est développée de façon intuitive et audacieuse. Elle se condense dans cette sorte de suffixe totalisant TO qui clôt le sigle JIPTO." (Robert Pagès, Jeux de Paix // EUROTALENT et FIDJIP : Activités et projets pour les enfants surdoués, Editions du JIPTO, 2007, p. 46-51)

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