jeudi 21 février 2008

SUR QUOI DEBOUCHE LE SYSTEME JIPTO DANS LA FORMATION


"Au cœur des problèmes évoqués par le JIPTO se trouvent des considérations de pédagogie (péd- ou paid-, -agogie) pour autant qu’on s’occupe d’enfants; de psychologie, sans acception d’âge et même d’éthagogie, i.e. d’assistance au pilotage de la conduite sociale (ethos). Il s’agit d’une formation où les compétences scientifiques requises sont à la fois bio-, socio-, -psychologiques. C’est cela même qu’ethagogie signifie. Et c’est la raison pour laquelle nous nous intéressons au JIPTO en lui-même, théoriquement et pratiquement et dans sa contexture : le système de ses conditions et connexions, au-delà du plaisir éventuel d’y jouer.

Jeux de guerre, joutes et jeux de paix
Une autre remarque : de la civilisation en climat rude (qui ne fait pas forcément une culture rude -une rudiculture- mais qui a pu tendre à le faire dans le passé), il se peut que le jeu ait gardé, on l’a dit, des aspects par ailleurs fréquents : ceux de simulation de guerre (Kriegspiel, wargame intellectuel). La simulation de guerre, sous toutes ses formes, est familière aux formations militaires sous le nom ancien de manœuvres. Mais l’entraînement agonal (au combat) est familier aussi aux sportifs et aux entrepreneurs, tous friands de capacités compétitives.
Il faut surtout ajouter à la liste les politiques. En effet, selon le mot célèbre de Carl von Clausewitz (écrit en 1816-1830, à l’issue des guerres napoléoniennes, et édité de 1831 à 1834) «la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens». Et il dit ailleurs, à la place de politique, «échange politique» (Verkaer en allemand) ce qui fait des adversaires des partenaires d’échange, dont diverses situations de marché peuvent être proches parentes. Quant à la parenté avec les jeux, rappelons que le grec ancien exprimait par agôn des activités de lutte ayant le caractère agonal ou agonistique de conflit, ou aussi bien celui de joute, i.e. de combat ludique ou de match supposé dans ce cas inoffensif, même quand il n’est pas expressément «amical» (on sait la portée flottante de ces épithètes).
L’intérêt de la joute ou de l’affrontement ludique tient à la réalité de la combativité nécessaire, sous toutes ses formes et à tous les degrés, dans l’éventualité de conflits. Cela reste vrai même si on a démontré expérimentalement que le conflit correctement défini comme interlésionnel, mutuellement dommageable, ne se confond nullement avec la divergence, et qu’il est cognitivement et intellectuellement stérile ou nocif (L. Salhani, R. Pagès, M/ Derghal, 1996), contrairement à de nombreux travaux sur le conflit sociocognitif. Or il est non moins vrai que le dispositif JIPTO tient compte de la possibilité de former des équipes de joueurs, même si ce sont, notamment, des équipes d’attaque qui supposent néanmoins la coopération à l’intérieur de l’équipe. Ce qui conduit à y développer la «paix civile». Et surtout il peut y avoir aussi des équipes ou interludes de délibération ou de concertation sur les règles à choisir. Celles-ci peuvent tenir un rôle essentiel dans la nature même du jeu. Ici peuvent apparaître tous les problèmes de socialisation de l’enfant et de formation de ses idéologies et attitudes conjointes à travers l’expérience vécue. Or on peut et doit se préoccuper de former les enfants au moins autant à l’aménité (aux conduites avenantes et coopératrices) qu’aux conduites combatives, agonales. Elles évoquent ici le huitain extrait de l’épopée Olonkho. Les unes et les autres doivent être disponibles suivant l’occurrence.
Et il y a lieu d’examiner l’interprétation inversée de Clausewitz par V.I. Lénine au plus fort de la guerre mondiale et de la révolution : «la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens». Or même Clausewitz fixait la paix comme objectif à la guerre. Il y a donc lieu, croyons-nous, de considérer une hypothèse inverse de la vision belliciste et reposant sur le fait que la politique poursuit, essentiellement, des objectifs pacifiques, certes, mais à travers des procédés dont la guerre est sans doute le plus coûteux et le plus incertain. Il y a donc lieu d’instituer un primat de l’aménité et de la formation aux conduites pacifiques et surtout pacifiantes, y compris par des stratégies de réduction des conflits. Ici les travaux conduits naguère au Laboratoire de Psychologie sociale de la Sorbonne par Roger Lambert sur les situations mixtes de coopération-compétition pourraient être pertinents (1960).

Jeux et inventivité : étude et formation
Arrêtons-nous en tout cas sur un point capital qui a trait au caractère de métajeu propre au JIPTO : c’est son rapport à l’inventivité. Ce terme inclut ce qu’on appelle souvent créativité qui n’a que le tort d’évoquer le schème mythique de la création ex nihilo, impliqué dans beaucoup d’abus, notamment publicitaires : ils sont surtout générateurs de l’occultation des ingrédients, antécédents de l’invention et modes de traitement des ingrédients qui sont l’opération même de l’invention.
On peut voir la question sous différents angles. Voyons l’angle en quelque sorte éthologique : en quoi et comment JIPTO recourt-il à l’inventivité ? -Cela va de soi pour le jeu en lui-même dans son aspect stratégique et compétitif commun avec d’autres jeux. Mais c’est encore plus évident ici puisque les sujets disposent de la faculté de se faire législateurs et poseurs de normes, nomothètes, comme disait les Grecs, ou normatiseurs : en somme citoyens gouvernants de la Cité des jeux.
Cette facilité de créer des normes et, en somme, d’inventer indéfiniment de nouvelles versions du JIPTO comporte deux types de jeu essentiels : a) celui de la ludinvention, l’invention de jeux; b) celui du choix de jeux, déjà mentionné. Pour ces deux types de jeu ou phases de jeu, le travail collectif est possible, y compris d’ailleurs sous des formes compétitives, éventuellement encadrées par la coopération. Faire assaut d’idées pour l’invention est un mode classique de formation et de travail (une forme empirique en est le remue-méninges, le brainstorming).
Le choix du jeu est mode collectif de décision et de concentration, pour lequel, là encore, il faut constituer des règles du jeu comme il faut apprendre à y obéir, une fois la décision prise, sans recourir à aucune tricherie. (Dopage sportif, piratage informatique, fraude scolaire ou commerciale, en disent long sur l’importance mieux cerner la tricherie, scientifiquement et didactiquement). Ce type d’exercice ressemble beaucoup à une éducation civique dont on parle beaucoup comme d’une nécessité démocratique «pour les enfants» mais dont les formes pratiques et pédagogiques ne paraissent guère se dessiner. On va ici à la rencontre des travaux sociopsychologiques expérimentaux dont beaucoup existent déjà et auxquels le JIPTO fournirait un cadre et un matériel expérimental de formation par l’expérimentation. Expérimentation de redécouverte, ou de découverte, nous y reviendrons. La méthode d’utilisation de l’expérimentation pour la formation (Pagès, 1958) pratiquée longtemps, notamment au Laboratoire de Psychologie sociale, par nous et nos équipes, surtout avec des cadres détachés annuellement par le Belge Deurinck dans les années 60, pourrait y trouver un terrain d’application en même temps que la recherche dont certains problèmes pourraient se trouver renouvelés.
Il est clair aussi que la question même de la nature du douement et donc du surdouement trouverait ici son compte. A travers des exercices d’invention de versions de JIPTO, des variables rarement mesurées pourraient devenir mesurables. Ainsi l’inventivité en général, dont la psychométrie est peu développée, pourrait trouver un terrain de développement : a) dans la capacité d’invention de jeux, avec ou sans objectif prédéfini et sans doute aussi b) le sentiment d’invention qui est essentiel à éprouver et à identifier par chaque apprenant, au même titre que d’autres sensations essentielles à la régulation du comportement. La psychométrie différentielle de l’inventivité est très importante pour la détermination des aptitudes.
La psychométrie de la sociabilité, des marques du primat de l’aménité jusque dans les situations de compétition, l’est tout autant avec la capacité d’émulation, i.e. de concurrence dans la coopération sans lésion mutuelle. Il en va de même de la fluidité du passage de l’aménité à la combativité et réciproquement. Nous avons naguère esquissé sur ce point un travail critique à propos de la notion de surgence, retravaillée à partir du concept appelé surgency par R.B. Cattel (1969) à l’issue d’analyses factorielles de tests de personnalité. Nos esquisses sur la notion de surgence sont venues au cours de nos recherches sur la volonté, fonction si intimement liée à la forme, au sens sportif et d’ailleurs général du mot (travaux R. Pagès, N. Boufalgha). Il y a là matière à développements très susceptibles d’intéresser actuellement la formation en éducation physique et sportive, notamment.L’apport de la réflexion sur le JIPTO et son utilisation offrent un terrain de choix à l’épistémologie de la connaissance pratique courante et ontogénétique dans l’enfance, au sens scientifique de l’épistémologie génétique de Piaget (1950). Nos propres travaux d’épistémologie scientifique étaient fort différents mais engagés à la même époque (R. Pagès, 1948, éd. 1955). On peut aller au-delà, en ce sens, car il s’agit ici moins d’appliquer une science déjà faite que d’en signaler des voies de développement : c’est notre conception d’une épistémonomie, régulation de la science, i.e. de la recherche scientifique : celle-ci ne fonctionne pas seulement sur commande, mais elle exploite, à des fins intelligibles et admissibles, des chantiers théoriquement sans doute décisifs.

Enseignement par la recherche et jeux heuristiques
C’est un précepte essentiel de la pédagogie moderne qu’il faut apprendre le savoir à l’enfant en lui faisant découvrir par lui-même. Enseigner en faisant découvrir ou inventer. Et telle est la méthode que le physicien Georges Charpak (1996, 1998) essaie de développer en France, en liaison avec des applications états-uniennes du principe.
Il est évident que nous appuyons cette façon de faire qui s’intègre naturellement à la démarche privéligiant l’inventivité. Nous croyons que ce n’est pas une méthode bonne exclusivement pour les sciences physico-chimiques ou même biologiques mais aussi pour les sciences de la conduite (éthistique); et pas seulement pour ceux des enfants qui sont surdoués en matière de raisonnement logico-empirique verbal ou mathématisé. Ce sont ceux qui sont le plus aisément détectés par les tests de quotient intellectuel, qu’ils soient d’origine factorialiste et formalisée ou de la lignée binétienne par échantillonnage de conduites hétérogènes (e.g. les tests de Wechsler). On pourrait appeler ces surdoués des surrationnels puisque les tests qui les détectent mettent en oeuvre surtout des types de raisonnement judicieusement soucieux : de cohérence discursive parfaite, de comparabilité stricte des situations et de dénombrement rigoureux des facteurs.
C’est bien là un sel de la terre parmi quelques autres. Encore ne faut-il pas négliger ces autres sels : des formes d’aptitude psychologique qui ne comportent pas les mêmes restrictions et qui jouent d’autres rôles plus proches parfois d’un certain type d’inventivité intellectuelle. Il peut s’agir d’opérations intellectuelles qui s’exercent précisément à travers la considération, formelle ou non, de logiques diverses, de compatibilités plus floues ou d’ouverture plus large de l’inventaire des variables pertinentes.
Cela soit dit, pour esquisser des exemples de critères; et ne serait-ce que pour que la recherche psychométrique s’engage dans la détermination systématique de types de critères de cet ordre, qui est modelé par une analyse à son tour pluridimensionnelle de l’axe cognitiel global sus-mentionné.Ainsi se résument quelques unes de nos conclusions pratiques.
Il reste que le recours à la redécouverte est une règle générale de pédagogie, qui suppose une restructuration didactique technique et institutionnelle entre les voies de la mémorisation, plus tributaires de banques de données, et les voies de l’étude-recherche plus liées à un tutorat serré et aussi à un intermonitorial libre ou réglé. Ces deux composantes sont complémentaires. Redécouvrir, c’est agir comme Pascal l’a fait pour de grands morceaux de la géométrie d’Euclide. Et sans doute faut-il regarder cet acte légendaire comme exemplaire et non seulement comme prodigieux ou phénoménal. Phénomène et phénoménal marquent un cas rare et parfois monstrueux. Le but serait plutôt de rendre courante l’attitude de redécouverte. Mais redécouvrir les connaissances déjà acquises dans les sciences et techniques est une chose. Découvrir les conditions des découvertes (à quoi contribue l’histoire mais aussi l’expérimentation) et apprendre comment agir sur ces conditions est une autre chose, qui se situe en amont.
Or c’est peut-être un apprentissage en amont que le système JIPTO rend possible, grâce au chantier qu’il ouvre sur la nomothèse ou production de règles; règles à imaginer pour mise à l’essai. Ce n’est pas assez d’apprendre à jouer le jeu, -le jeu préformé. Il faut apprendre aussi à imaginer les règles de jeux et à se concerter et s’accorder sur les règles du jeu aussi clairement que possible avant de s’engager à y jouer. Il ne s’agit pas là seulement d’un terrain de chasse d’apprentissage pour les enfants. C’est aussi un terrain d’expérimentation pour les éthisticiens-didacticiens, spécialistes de conduite sociale aux fins de formation, y compris la formation de spécialistes ou de partenaires des actions de formation (enseignants, apprentis éthisticiens généralistes ou spécialisés, parents)." (Robert Pagès, Jeux de Paix // EUROTALENT et FIDJIP : Activités et projets pour les enfants surdoués, Editions du JIPTO, 2007, p. 55-61)

Aucun commentaire: